Ex libris
Aussi loin que je puisse fouiner dans mon souvenir, j’ai toujours aimé les livres. Bien avant la littérature. Le livre, en tant qu’objet, matériel et mystérieux, suscite en moi, depuis ma plus tendre enfance, une émotion sensuelle et une vénération quasi mystique. J’aime l’ouvrir, caresser le vélin des pages, faire craquer la reliure imperceptiblement (s’il n’y a pas de reliure, je suis, je dois l’avouer, un peu déçue), humer les essences ouatées du cuir, du bois et de l’encre mêlées, glisser mon pouce sur le bord des feuillets légers pour les faire tinter gaiement les uns contre les autres, et sentir le grain de chaque page s’y incruster, sable merveilleux, poussière de comètes, considérer gravement, pendant de longues minutes silencieuses et absorbées, les circonvolutions du tracé imprimé sensible au doigt, si l’on y fait très attention, comme un aveugle qui cherche à percer le secret d’une page traitreusement vierge. Je fais peu de cas des images et autres sortes d’illustrations ; qu’elles sont platement réalistes et dénuées d’imagination, comparées aux fantasmagories hallucinantes qui passent devant mes yeux grand ouverts ! Grâce au rituel, la magie s’accomplit ; je peux commencer ma lecture. Et je reviendrai tant de fois sur certains mots, sur certaines phrases, sur certains traits, sur certains signes connus de moi seule et qui me plongent dans le ravissement des anges, que j’oublierai où se situait le début, où sera la fin. Que m’importe de lire à cent reprises les deux mêmes lettres, si j’ai le plaisir sacré de faire frissonner la page sous la pression insistante du pouce et de l'index, avant-gardes du sens, éclaireurs de la conscience !, de palper les fines nervures du papier, douce trame pour le tisserand des mots, suave chemin pour le voyageur qui rêve.
Avant même de savoir déchiffrer lettres, syllabes et mots, je savais lire tout ce qui me tombait sous la main. Rare privilège de l’enfance gracieuse ! Trônant sur mon pot, sérieuse comme un pape présidant une ordalie, je m’absorbais pendant des heures dans la contemplation des signes cabalistiques, détenteurs de significations cachées, révélées à la sagacité de mon analyse minutieuse. Ma technique était imparable ; si jeune, et si ignorante encore, aucun des mystères de l’exégèse ne m’avait résisté ! Il suffisait, simple prodige, trait du génie puéril, de retourner le livre pour que tout s’éclaircisse. Ainsi mis la tête à l’envers, son vrai sens apparaissait, comme un palimpseste mis au jour au souffle nouveau de la lampe de l’archéologue. Mes parents, le cœur serré par l’angoisse, imploraient Thot contre le danger d’une précoce dyslexie ! Je parcourais, tranquille, des heures durant, les étranges produits de mon imagination. Plus tard, quand on m’apprit à lire la tête sur les épaules, droit dans le sens commun, je perdis cette extraordinaire capacité totalement innée, utile au grammairien. Il me fallut réapprendre à lire entre les lignes, avec les grands textes de la littérature.
Difficile de se souvenir du premier livre (je veux dire, du premier livre sérieux, pas d’un livre pour marmots en bas âge, sottes comptines ou fausses fables mièvres, emballées dans des tissus moelleux et niais, pour éviter que les chers petits ne s’écorchassent les doigts au traître contact des volumes glacés), du premier opuscule de quel auteur (car il faut choisir un auteur réputé facile, au moins aisément abordable, pour ne pas dire stupide) qu’on a eu dans les menottes. Je crois, pour ma part, si je porte toute ma concentration sur ce sujet délicat, qu’il s’agissait d’une pièce de théâtre, et peut-être bien, si je ne m’abuse – mais peut-on ne point s’abuser après tant d’années ? – du Médecin malgré lui, de mon excellent Poquelin. Par quel maléfice cet ouvrage sulfureux s’imposa-t-il à mes chastes prunelles ? Certainement par les oreilles. Je dus en effet entendre en classe, ou à la radio, cette fée des temps modernes, un extrait de la farce. Je devais avoir huit ans, tout au plus. Quand je lus moi-même cet extrait, je fus frappée, non de la douceur voluptueuse des phrases comme de fleurs cueillies à la rosée matutinale, ni de leur sagesse millénaire qui se dressait devant mes jeunes ans comme un très-vieux devin couronné d’étoiles, ni de la force terrassante de la raison, formidable chêne aux profondes racines, mais de l’incohérence graphique du texte ; tous mes livres de bébé, du genre naïf décrit ci-dessus, présentaient la même disposition convenue des paragraphes strictement justifiés et des typographies similaires sur fond de ciel, de prairie ou de champ de blé, docilement accolés aux illustrations (vous savez ma haine des illustrations) de gamins gentils comme des sucres candi ; les bandes dessinées seules échappaient un peu à cet affligeant cortège de mots et d’images, car les bulles issues des lèvres des héros nous permettaient de penser que les sons qu’ils émettaient se propageaient dans les airs comme dans un rêve. Ici, rien de tel : les suites de phrases semblaient voler sur les pages à leur guise, uniquement dirigées par le commandant de l’escadron, un gros nom en avant-poste. Certaines grappes se détachaient crânement, penchées vers l’avant comme dans un mouvement de dégoût, et venaient chuchoter à l’oreille du lecteur ce qu’il fallait penser de telle ou telle action qu’on allait lire, exigeantes directrices de conscience ! Dans d’autres pièces de ce même Molière, les mots étaient encore plus fous, jouaient à saute-mouton avec les lignes, ne respectaient pas les pliures, négligeaient de se poser sur certaines pages pour se rassembler, fourmillants, sur d’autres, où ils luttaient pour avoir la préséance. Vous imaginez quelle émotion put éprouver ma frêle poitrine à la vue de ce sanglant combat ! Eh bien, je m’en amusais, insouciante, je riais au spectacle nouveau, car ce qui étonne l’enfant, même le crime, lui donne du plaisir. J’étais séduite, envoûtée. Ce choc, je ne le ressentis encore que devant les œuvres poétiques d’Apollinaire ou de Prévert, et plus tard encore dans les romans de Perec et de Queneau. Là aussi, même salmigondis de signes, même bouillon de culture, même amusement pour les yeux. Et je n’étais qu’au seuil du monde vierge des fantasmes !