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Va donc, hey !... Tabernak...
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Va donc, hey !... Tabernak...
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24 avril 2013

Qatar - fin

Et le deuxième...

 

Entre Allah et Bacchus

C’est mon deuxième soir à Doha, Qatar. Le premier jour du colloque à peine achevé, les conférenciers à peine salués et rentrés dans leur chambre, et nous voilà attablées, mon amie et moi, au petit bar niché au dernier étage de mon hôtel. Il est tard, 11h passés.

L’atmosphère du lieu me déconcerte. Rien de bien extravagant pourtant ; contrairement au faste de certains édifices, il s’agit d’un bar d’hôtel presque affreusement banal. On ne peut toutefois se défendre de sentir l’effort désespéré des décorateurs pour rendre la place sinon agréable ou branchée, du moins… intrigante. C’est réussi, mais pas forcément selon les critères de base. La salle reconstitue poussivement un saloon de cinéma, ou plutôt une sorte de vieux café qu’un Parrain n’aurait pas boudé, mi-américain mi-colonialiste, avec des lambris en noyer, des tables revêtues de cuir vert sombre, et des plafonniers rasant les crânes pensifs des buveurs attardés, les nimbant d’une lumière tamisée. Ce café doit être beau, nous sommes à Doha la bling-bling, et pourtant quelque chose cloche : tout me semble imprégné d’une tristesse d’apocalypse, dans cette morne retraite au pays des tours-champignons et du nouveau luxe. Participant à coup sûr à la déprime ambiante, un écran de télévision, accroché sous mes yeux embués de sommeil, diffuse les images muettes de ce que j’ai du mal d’abord à interpréter comme un match de soccer : les cinq ou six commentateurs sportifs sont soyeusement vautrés en demi-lune sur des poufs moelleux et des tapis turcs, telles de sympathiques matrones s’échangeant recettes et secrets de cuisine.

Il reste peu de clients, tous vêtus de dishdashs, cette longue tunique blanche que portent tous les Qataris, et coiffés de keffiehs, le tissu blanc ou carreauté de rouge couvrant leur tête, retenu par une mince couronne octogonale à pompon, si typiques en leurs voilures que je me crois en permanence au pays de l’Or noir. Nous sommes les seules femmes dans cet enclos masculin de la petite délinquance. Pourtant, aucun regard sourcilleux ne vient troubler nos spiritueux. Bien trop occupés à siroter dose de whisky sur dose de whisky, les placides rois du monde nous ignorent.

Bientôt deux jeunes hommes, moustachus, goguenards, d’apparence aisée, viennent s’affaler à la table jouxtant la nôtre. L’un d’eux porte une veste noire ouverte sur la dishdash, dans une ostentatoire décontraction de yuppie des sables, de mise à l’heure où les businessmen quittent leurs bureaux ultra-climatisés, et où les lions du désert vont boire. Deux amis – deux frères ? – se donnant rendez-vous après le turf au bistrot pour classes princières.

Aussitôt installés, ils déballent le gros attirail : smartphones, IPods et IPads sont brandis et agités comme les reliques des saints un jour de procession. L’autre émir a dégainé le premier, et, sans même attendre l’apéritif, il plonge dans la lumière de son écran tactile, au nez et à la barbe de son compagnon de coudée qui ne tarde pas, d’ailleurs, à en faire autant. Parfois, ils relèvent la tête pour échanger quelques mots sur leurs merveilleuses découvertes cybernautiques, les potins croustillants sur la famille royale, ou le clip bollywoodien à la mode, j’imagine. Ainsi partagée entre petites jokes entre amis, surf sur Facebook et coups de thé de Calcutta, leur soirée s’écoule tranquillement, dans la tiédeur alcoolisée de cette alcôve de western.

Soudain, un troisième larron, plus âgé et surtout plus sérieusement imbibé, surgit du fond de la salle. Sourire un peu crispé des deux cadets qui cachent mal leur condescendance sous leurs faciès moqueurs. Ils l’ont reconnu, le saluent. Mais peu de temps après les politesses d’usage, on entendit le plus vieux, resté bêtement debout, protester, les haranguer, bref, leur gueuler dessus, sans que nous puissions vraiment savoir de quoi il retourne. Apparemment, l’homme en a gros sur le cœur – et l’estomac : bien que je ne saisisse pas un traître mot, je comprends très bien que l’aîné, courroucé par quelque méfait, ou tout simplement incapable de plus se maîtriser en public une fois atteinte sa limite de tolérance au biberon, oubliant du même coup sous l’effet du liquide euphorisant son rang, sa fortune et ses autres principes, que l’aîné donc est en train de traiter ses jeunes compatriotes de tous les noms d’oiseaux. Même si cette partie du bar ne compte que deux tables, le vacarme émis par l’olibrius devient bientôt intolérable pour le standing que cherche à se donner l’établissement. Le vigile à l’entrée, sortant de son apathie – il est habitué à ce genre de mauvais comique de boulevard –, vient prier capitaine Haddock de se calmer fissa. Le caïd amorce un départ vacillant, et disparaît quelques minutes dans le fond du bar, sûrement pour une dernière tournée. Et en effet, il revint à la charge, plus cuit que jamais. Le videur, toujours courtois et sans élever la voix, prit le bras du démon en furie pour l’entraîner, sans grande conviction, vers la sortie des artistes. Il fallut au cerbère y revenir une couple de fois pour que l’intrus consente à définitivement vider les lieux – et ses entrailles dans les aisances les plus commodes, après un ultime grognement d’ours mal léché.

Voilà où en sont les hommes de la bonne société du Golfe, me glisse mon amie en clignant de l’œil : réduits par la charia et son cortège d’interdits à fréquenter les tavernes, ces antres de perdition pour Infidèles, et à y boire et boire encore, jusqu’à ne plus pouvoir prononcer le nom divin.

L’incident n’est pas rare ici, bien qu’il ne se manifeste pas toujours avec autant d’éclat. D’habitude les Qataris s’habillent à l’occidentale pour jouer le jeu jusqu’au bout. Mais la contradiction  est si grande à Doha entre le vent du modernisme et les sables de la tradition que même les paterfamiliae, censés se porter garants du maintien des coutumes et du respect des lois, ne savent plus vers quel dieu unique se tourner. Ivres de doutes et de perplexités, saoulés d’idées irréconciliables venues des deux côtés de l’Axe, ils titubent entre Allah et Bacchus, et se cognent sans comprendre aux portes du Paradis. 

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Commentaires
G
et ....... re- magnifique ! je parle bien sur de la transcription de ce moment de vie, et non du comportement de l'individu ! harrrg ! encore des textes ma choupinette ! et bravo ! bisouuuus !
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